L’ART DE LA MÉMOIRE (3/4)

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Parce qu’une vie sociale pour peu qu’on l’examine sans illusions ne se compose pas tant de rencontres décisives et d’expériences enrichissantes que de menues obligations plus ou moins vexatoires, l’espace boulangerie à l’entrée du magasin sera l’équivalent de ces petits auto-collants dits « pense-bête » que l’on colle sur les portes des réfrigérateurs après y avoir écrits ce qu’on doit se rappeler de faire dans la journée : la baguette quotidienne sera ainsi associée aux factures à payer, au rendez-vous chez le médecin, aux démarches administratives aussi incompréhensibles qu’urgentes, etc., tant il est vrai que si comme le dit l’expression consacrée « à chaque jour suffit sa peine », il faut également l’entendre comme signifiant qu’il n’y a pas de jour sans peine, car si l’on pouvait comme semblent le penser la plupart des gens se permettre de souffler un peu quelques jours sans se retrouver ensuite débordés par ce dont on a différé de s’occuper, cela se saurait et cela ferait beau temps que personne ne ferait plus rien.

Si dans leur écrasante majorité les Français, en particulier les Français âgés, mangent du pain tous les jours, il n’en va pas de même des fruits frais et des légumes de saison. C’est peut-être dommage mais c’est comme ça. Voilà pourquoi nous proposons de consacrer les étals où ils sont disposés aux évènements à venir dans un futur proche, mais qui sont plus festifs et donc, le monde étant ce qu’il est, moins fréquents, comme une sortie culturelle pour laquelle les billets ont été déjà réservés ou une visite de membres de la famille (à condition bien entendu d’y voir un événement festif. Pour ceux qui les envisagent plutôt comme une corvée, il est préférable de les placer avec le tout-venant des formalités au rayon boulangerie.)

Avec le rayon des produits de traiteurs commence la série des symboles associés aux relations inter-personnelles. Car vivre en société, c’est vivre avec les autres, qu’on le veuille ou non. Des autres dont il faut retenir les noms, les visages, de préférence certains traits de caractère, surtout s’ils l’ont difficile. Nous proposons de commencer par les collègues de travail, car les plats cuisinés sont composés de plusieurs ingrédients dont l’association est parfois contre-intuitive (que l’on songe par exemple à toutes les combinaisons estampillées « sucré-salé »), ce qui correspond bien aux sentiments mêlés que l’on éprouve généralement à l’égard de ces fréquentations que l’on n’a pas choisies et dont la permanence ne découle ni de la compatibilité d’humeur ni de la robuste chaine des liens familiaux.

Celles et ceux qui, dépourvus d’emploi, sont privés de cette promiscuité ambivalente, pourront les remplacer par leurs voisins avec qui là aussi les relations ont rarement la placide simplicité d’une tranche de jambon sous vide. Pour ceux qui vivent dans le plus parfait isolement en revanche, ce rayon présente peu d’utilité. Heureusement, les plus seuls sont souvent les plus démunis, et ils n’ont pas les moyens de s’offrir des plats traiteurs.

Le rayon boucherie-charcuterie est suffisamment achalandé pour abriter à la fois les relations familiales et amicales de la plupart des gens. Mais ceux qui ont une très grande famille et vraiment beaucoup d’amis gagneront à associer ces derniers aux confiseries situées face à l’entrée du magasin pour que les enfants les repèrent immédiatement. Car pour conserver ses nombreuses relations amicales il faut les cultiver, et donc il est préférable de se les remémorer à chaque visite au magasin, même fugitivement.

Il est aussi rare de n’aimer aucun produit charcutier que des les aimer tous (nous laissons volontairement de côté le cas particulier des végétariens, à qui nous destinons des symboles de substitution dont la nature précise est encore à l’heure actuelle au stade de la réflexion.) Tel apprécie l’escalope de dinde qui ne supporte pas la vue du boudin noir. Tel autre, qui fait ses délices du pâté de tête, honnit la fadeur du jambon découenné cuit à l’étouffé. De même, les sentiments que l’on éprouve à l’égard des membres de sa famille présentent une large gamme de variations, qui va facilement de l’idolâtrie au dégoût. Le client aura ainsi la liberté de choisir à quel produit il associera chacun d’entre eux. Par exemple l’oncle ou la tante dont la bosse du pantalon ou l’échancrure de la robe avaient à l’époque où s’éveillaient les sens le parfum musqué du trouble et de l’interdit (mortadelle de Bologne) ; le cousin adepte dans sa prime jeunesse des jeux brutaux et qui, selon une formule qu’il affectionne, s’est « fait tout seul » après une scolarité chaotique jusqu’à devenir directeur de clientèle dans une entreprise à propos de laquelle il est intarissable d’éloge (andouille de Vire à l’ancienne) ; le grand-père qui dès le trou normand avait le verbe haut et la main baladeuse, qu’un cancer a finalement emporté (cervelas pur porc), etc. En ce qui concerne les éléments particulièrement fertiles, on retrouvera facilement les prénoms désespérément quelconques qu’ils ont choisi pour individualiser leur proliférante progéniture si on les raccorde avec les différentes variétés de jambons dont seul le palais des plus subtils gourmets permet de repérer les variations dans la fadeur : jambon supérieur, jambon sans couenne, jambon avec couenne, jambon sans couenne cuit à l’étouffé, jambon réduit en sel, jambon réduit en sel sans gluten, jambon supérieur cuit à l’étouffé sans couenne réduit en sel… Une autre possibilité consiste à mettre chaque fratrie en relation avec une marque de produits : Fleury Michon, Herta, Isla Délices (qui propose des produits halal et donc est davantage appropriée aux composantes de la famille issues de la diversité), Stemmelen, Saveur des Mauges, et tant d’autres.

Attribuer aux produits laitiers les souvenirs maternels n’a à l’évidence besoin d’aucune explication. Les crèmes sucrées, yaourts aux fruits, crèmes chantilly, les prolongent avec les images de l’enfance qui en ont habituellement la saveur (sinon, les associer plutôt aux fromages).

Toutefois, si heureuse qu’elle fût, du moins dans la vision qu’on en a conservée ou pour être plus exact reconstituée à l’aune de ce qui s’est ensuivi, toute enfance comporte ses parts d’ombre, de mauvais traitements, d’injustices contre lesquelles nous ne pouvions opposer que nos larmes, de brimades et d’humiliations, blessures d’autant plus douloureuses qu’elles taillaient dans la chair d’une sensibilité malléable encore pleine de confiance dans le monde et dans la vie. Elles sont conservées derrière les vitres des congélateurs où sont stockés les consommables surgelés. A la différence des autres marchandises, celles-ci ne sont pas accessibles simplement en tendant la main mais sont maintenues à distance derrière une porte vitrée qui les préserve d’une rupture de la chaine du froid. De la même façon, le client adepte de l’art de la mémoire est défendu contre une exposition trop directe à ses mauvais souvenirs, les vitrines des congélateurs fonctionnant à la manière d’un trigger warning. Par ailleurs, outre cette motivation que l’on trouvera peut-être opportuniste, une autre raison, davantage en conformité avec la logique métaphorico-métonymique qui nous a guidé jusqu’ici, a présidé à ce choix : en effet, sans vouloir le moins du monde critiquer la qualité des produits proposés dans les magasins de la franchise Carrefour City, dont on peinerait à trouver ailleurs l’équivalent à un prix similaire, force est de reconnaître que les plats surgelés en constituent le maillon faible. Sans être à proprement parler infâmes, ce ne sont au mieux que des pis-aller qui ne sauraient rivaliser avec leurs homologues vendus par les magasins Picard, il est vrai un peu plus chers. Il nous a donc paru judicieux d’associer les souvenirs les plus amers aux produits les moins bons.

Peut-on vivre sans la culture, sans les livres, les films, les œuvres d’art qui nous rendent la vie un peu moins insupportable ? Nous ne le pensons pas. La culture est la bouffée d’oxygène après laquelle aspire désespérément le naufragé qui se noie, le verre d’eau que réclame le mourant pour adoucir les affres de son insoutenable agonie. Et justement, après les congélateurs, vient le rayon des boissons.

On associera évidemment les eaux minérales, qu’on boit sans les goûter, aux classiques de la littérature universelle, qu’on connait sans les lire. Pour le reste, le client opérera ses choix selon ses préférences, même s’il paraît pertinent, pour celles et ceux qui en consomment, de rapprocher les séries télévisées des packs de bière, puisque le visionnage d’un épisode appelle celui d’un autre et ainsi de suite jusqu’à épuisement ou écœurement, et parce que malgré tous les efforts entrepris pour en varier les propriétés gustatives, la saveur des bières est toujours un peu la même. A l’inverse les boissons fortement alcoolisées telles que le pastis ou le brandy seront réservées à la poésie, parce que tout le monde n’aime pas ça et que ceux qui en sont le plus friand ont tendance à en faire un usage bien au-delà du raisonnable au point de les rendre inaptes à la vie en société ou à tout le moins de susciter la méfiance, pour ne pas dire la réprobation de leur entourage.

Nous passerons rapidement, dans le cadre de cette brève présentation, sur les rayonnages intérieurs du Carrefour City. Les thés en sachet, poudres de café solubles dans l’eau et de chocolat solubles dans le lait rappelleront les différentes idéologies politiques selon une symbolique conforme à la sensibilité individuelle du client. Afin de les aiguiller quand même dans leur choix, nous rappellerons que le chocolat en poudre est fade, que l’eau dans laquelle a infusé du thé prend un goût amer et une couleur d’urine, enfin que le café est un puissant excitant.

Que nous nous proposions de mettre les épices en relation avec les souvenirs des expériences érotiques ne surprendre personne. Nous avons à ce propos élaboré un ingénieux système qui couvre un large spectre de pratiques, depuis le sel de la conjugalité jusqu’aux piments de Cayenne moulus des moins avouables fantasmes dont nous réservons de ne révéler le détail, sous pli discret ou intitulé d’email anodin, qu’à ceux de nos lecteurs qui pourront certifier être majeurs.

La vaste connaissance de l’esprit humain qu’il nous a fallu acquérir pour mener à bien ce projet d’un art de la mémoire pour le XXIe siècle débutant ne nous a pas laissé ignorer que nous ne sommes pas faits que de souvenirs conscients, mémorables à l’envi, mais cachons dans les recoins les plus obscurs de notre être des pulsions effroyables, des traumatismes indicibles (au premier rang desquels, peut-être, celui de notre naissance), des possibles terrifiants. Les plus chanceux d’entre nous passent leur vie sans avoir à les affronter. Nous proposons de les ranger à l’arrière des caisses, protégés par leurs animateurs à qui il faudra les demander pour y avoir accès, par exemple dans le cadre d’une psychanalyse particulièrement soutenue et intrusive.

En écrivant ces derniers mots, nous nous prenons à rêver qu’ils tombent sous le regard de l’un des ces sympathiques encore que souvent très jeunes animateurs de caisse, dont nous imaginons avec une paternelle sollicitude la fierté qu’il retirera de découvrir qu’il n’est pas seulement chargé de contrôler et d’encaisser le prix d’achat des marchandises que ses clients déposent devant lui, non plus que de les rassembler dans un sac comme font obligeamment les plus serviables d’entre eux, mais qu’il est secrètement le Cerbère gardant l’entrée des enfers de la mémoire ou encore, pour prendre une référence qui peut-être lui est plus familière, l’équivalent d’Hagrid, le gardien des clés dans Harry Potter.

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