LE KINÉBIOSCOPE (3/4)

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L’inventeur du kinébioscope a-t-il fui à l’étranger ? S’est-il jeté dans la Seine ? A-t-il changé d’identité ? Rappelons qu’il avait été contraint de fuir précipitamment la salle du Concert parisien et qu’il était recherché par la police pour motif d’escroquerie, la mansuétude des spectateurs abusés n’étant pas sans limite, puisqu’ils avaient payé leur place et avaient été pris pour des imbéciles (ou du moins le croyaient-ils), ce qui en encouragea plus d’un à porter plainte. Certains d’entre eux, n’éprouvant pas en leur for intérieur le même sens de l’humour que celui qu’ils avaient affiché dans les journaux lorsqu’ils évoquaient le bon moment qu’ils avaient passé, n’hésitèrent pas à aller se poster plusieurs jours d’affilée devant les locaux du journal Le Matin afin d’y attendre Félix Fénéon, qui on se souvient avait été le premier (pour ne pas dire le seul) à sembler montrer de l’intérêt pour le kinébioscope, peut-être pour y avoir avec lui une explication « à la Française », comme disait Clabotin, obligeant l’écrivain, à qui ses convictions politiques interdisaient de faire appel aux forces de l’ordre pour assurer sa protection à rester chez lui (d’où sans doute la dégradation de ses relations avec son employeur qui devait finalement l’amener à mettre fin à sa carrière de journaliste au début de l’année 1906).

Objet des recherches à la fois d’investigateurs professionnels et aguerris et d’enquêteurs amateurs mais motivés, Clabotin ne pouvait leur échapper qu’en bénéficiant de complicités. Mais de qui ? Les milieux du cinéma se sont toujours montrés frileux à défendre ceux d’entre eux qui étaient en butte à la vindicte populaire, et ce qui est vrai encore aujourd’hui, alors que l’expression de « septième art » est passée dans l’usage commun, l’était bien davantage encore à une époque où il était en concurrence, moins avec la littérature ou le théâtre qu’avec d’autres divertissements forains tels que l’homme le plus fort du monde ou la femme à barbe ; et que l’église catholique retrouvait pour le vouer aux gémonies des accents qu’on n’avait plus entendu depuis les querelles sur l’immoralité du théâtre au XVIIe siècle. Et, de fait, Léon Gaumont qualifia l’affaire de la projection du Concert parisien de « fâcheuse », tandis que Georges Méliès assurait ne jamais avoir traité directement avec Clabotin et ne rien savoir de l’auteur du kinébioscope sinon qu’il était en retard dans le paiement de ses loyers.

Ainsi en revenons-nous toujours à cette même et lancinante question : qu’est devenu Clabotin ? Et, une fois de plus, si l’on examine la chose sans a priori, en soumettant notre réflexion au principe du « rasoir d’Ockham » qui veut que l’explication la plus simple est toujours la plus crédible, la réponse qui s’impose est que Clabotin a bien été arrêté par la police, sans doute rapidement, peut-être la nuit même de la projection chaotique au Concert parisien. Mais les autorités, qui ne partageaient pas le naïf scepticisme de Géo Leborgne, tirèrent immédiatement les conclusions qui s’imposaient de la présence simultanée de Mlle Josette à deux endroits différents. Et c’est ainsi que Roland Clabotin fut gardé au secret afin de poursuivre ses travaux, cette fois-ci pour le compte du gouvernement.

Probablement lui demanda-t-on dans un premier temps d’orienter ceux-ci vers des applications militaires. Toutefois, l’absence d’anecdotes relatives à l’ubiquité de soldats pendant la Première Guerre mondiale, ainsi que les difficultés toujours croissantes pour trouver des remplaçants aux hommes tombés au front, le déficit enfin de population masculine au sortir du conflit démontrent que les recherches entreprises en ce sens aboutirent à une impasse.

Restait alors un domaine qui pouvait intéresser le pouvoir : celui de la protection des chefs d’État. Bien mieux qu’un sosie, toujours imparfait et parfois bavard, surtout sur ses vieux jours, le double kinébioscopique est l’instrument rêvé pour tromper la vigilance des ennemis que ne peut manquer de se faire un homme politique de premier plan, puisque sa ressemblance est parfaite et son existence éphémère.

C’est ainsi que s’explique selon toute vraisemblance l’incident du train présidentiel de 1920 : après avoir filmé Paul Deschanel, Clabotin projeta son image dans le wagon, sans prendre garde au fait que la surface vitrée de la fenêtre réfléchirait de l’autre côté de celle-ci, et donc sur la voie ferrée, le double du Président, dans un état de confusion dont la similitude avec celui du double de Josette Bécassis ne doit rien au hasard. Le fait qu’il ait répété à plusieurs reprises au garde-barrière qui le recueillit son nom et sa qualité prouve néanmoins que Clabotin était parvenu à effectuer de substantielles améliorations aux performances de son appareil depuis la tentative qui avait eu lieu quinze ans et demie plus tôt.

Il est douteux que Clabotin ait poursuivi sa collaboration avec le gouvernement après ce nouveau fiasco. Sans doute lui fut-il permis de quitter la France sous une nouvelle identité, à condition bien entendu de garder le silence le plus absolu sur son appareil. La parution à quelques années d’intervalle de deux romans dont la trame évoque le kinébioscope, quoiqu’en termes voilés, XYZ du Péruvien Clemente Palma (1934) et L’Invention de Morel de l’Argentin Adolfo Bioy Casares (1940), suggèrent que Clabotin a choisi l’Amérique du Sud comme lieu de repli, et qu’il n’a pas entièrement tenu les engagements pris auprès de son ancien employeur.

Ces témoignages, indirects et romancés, sont les derniers que nous sommes parvenus à rattacher à l’inventeur du kinébioscope. Mais sa disparition n’implique pourtant pas celle de son invention, qui semble bien au contraire lui avoir survécu, comme le montrent les évènements survenus en Allemagne à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale.

C’est en effet à Berlin, en avril 1945, que nous conduisent à présent nos investigations, plus précisément au trentième jour de ce mois, celui où, selon l’historiographie officielle, Adolf Hitler se serait donné la mort. Contestée dès la fin de la guerre par les autorités soviétiques, cette thèse a fait depuis l’objet d’une abondante bibliographie, tantôt pour la soutenir, tantôt pour en démontrer les incohérences. Celles-ci concernent avant tout le problème de la disparition du cadavre du dirigeant nazi, qui aurait été intégralement réduit en cendres en dépit des peu contournables restrictions de carburant auxquelles étaient soumis les thanatopracteurs improvisés, qui devaient par ailleurs composer avec les bombardements incessants d’une armée russe qui depuis qu’elle possède une artillerie a tendance à considérer qu’ils sont suffisamment ciblés dès lors que les bombes atteignent le sol. Force est néanmoins de constater, tout le monde est d’accord là-dessus, que le corps s’est comme volatilisé.

Peut-être un historien du futur aura-t-il l’idée d’introduire dans cette équation complexe l’hypothèse kinébioscopique (ce qui a notre connaissance n’a encore jamais été le cas) et il se rendra compte alors que cette donnée nouvelle permet d’expliquer aussi bien de quelle manière le corps d’Hitler a pu intégralement disparaître que de comprendre comment le tyran a pu se suicider tout en se réfugiant en Amérique du Sud : il avait tout simplement suffi de dupliquer le Führer deux semaines plus tôt et tandis que son double divaguait dans son bunker, en proie à une confusion mentale dont son naïf entourage pensait qu’elle était liée à une défaite que lui seul dans son délire refusait de voir l’inéluctabilité, le véritable Hitler quittait secrètement Berlin pour rejoindre le Brésil ou l’Argentine.

Si les Nazis n’ont visiblement bénéficié de l’invention de Clabotin que pendant un temps fort court et pour un usage il faut bien le dire d’un intérêt limité, les Etats-Unis, qui en ont récupéré la technologie au plus tard en 1945 (en même temps qu’ils recrutaient parmi les scientifiques du Reich allemand les ingénieurs de leur futur programme de conquête spatiale) et peut-être même beaucoup plus tôt (souvenons-nous des deux individus à l’accent étranger qui assistèrent à la projection de 1904 et que l’on soupçonna dès cette époque d’être américains), en ont fait un usage nettement plus spectaculaire, puisqu’ils sont parvenus à dupliquer, non plus comme dans les autres utilisations connues de l’appareil un individu, mais un avion.

Il n’est guère besoin de revenir sur les détails des évènements tragiques du 11 septembre 2001, qui sont encore présents dans tous les esprits, avec leur cortège d’explications improbables, de récits contradictoires et de désinformations avérées. Rappelons-nous simplement de cet avion lancé de plein fouet sur le Pentagone et dont les débris se sont ensuite mystérieusement volatilisés. Une fois de plus, l’hypothèse kinébioscopique permet de faire l’économie des péripéties qui sont nécessaires à l’adhésion à la théorie du missile, même si cette dernière reste plus crédible que la version officielle, puisqu’elle suppose une logistique complexe ainsi que l’existence d’une multitude de complices qui sont autant de délateurs possibles à plus ou moins long terme. En revanche, l’explication par la duplication ne nécessite que deux éléments : un projecteur kinébioscopique (dont on se souvient que dès 1904, alors que les recherches en miniaturisation sur lesquelles a porté l’essentiel de l’effort des ingénieurs de la seconde moitié du XXe siècle n’en étaient même pas à leurs balbutiements, il pouvait être manoeuvré par un seul technicien), et un avion.

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