Ippolito Pompizzioni (1493-?) (1/3)

Hérétique malgré lui

L’enfance de Pompizzioni, pour ce qu’on en sait, ne fut guère heureuse : très tôt orphelin de mère, cet unique rejeton d’un couple d’aubergistes de Padoue resta à la charge d’un père plus empressé à discuter avec ses clients des incompréhensibles guerres entre les cités italiennes dont la Péninsule avait alors le secret qu’à changer ses langes souillées. Sans doute l’intelligence de l’enfant eût-elle poussé au hasard, comme ces touffes d’herbe maigre qui cherchent la lumière entre les pavés de la Piazza del Santo et dont la croissance reste toujours modeste, s’il n’y avait eu dans l’auberge une servante originaire de Klagenfurt qui lui inculqua quelques notions d’hygiène et des rudiments d’allemand. Pompizzionni ne manifesta qu’un intérêt limité pour les premières (ce dont ceux qui le côtoyèrent eurent plus d’une fois l’occasion de se plaindre), mais l’apprentissage d’une langue étrangère, assis sur le giron ancillaire, la tête reposant sur les coussins moelleux d’une poitrine généreuse, fut pour Pompizzioni une révélation, et il y conçut une soif de savoir qui resta inextinguible tout le long de son existence connue.

L’époque n’encourageait malheureusement guère à la recherche intellectuelle, particulièrement à Padoue où les soldats de Maximilien de Habsbourg prirent le contrôle de la ville au détriment des autorités vénitiennes qui en étaient maitresses depuis le début du siècle précédent. Les troupes germaniques ne restèrent sur place que quelques semaines avant d’en être chassées par la contre offensive de la Sérénissime République, mais ce temps fut suffisant pour que la gironde servante nouât une relation intime avec l’un des sergents de l’armée du Saint Empire, qui l’emporta avec lui dans sa fuite. Pompizzioni, alors adolescent, eut une dernière vision de sa croupe rebondie s’encadrant dans l’embrasure de la porte de l’auberge, avant de disparaître à jamais.

Bien loin d’être anodin dans la biographie de notre homme, cet événement constitua pour lui un véritable traumatisme, peut-être parce qu’il ravivait le souvenir d’un autre drame, à demi enfoui mais toujours douloureux, celui de la disparition de la mère. Pompizzioni en conçut une violente aversion contre le changement en tant que tel, perçu comme la racine de tous les maux. « Motus malum per se » (« Le mouvement est mauvais en soi ») écrirait-il plus tard dans une formule frappante de son unique ouvrage publié.

Cette idée une fois conceptualisée, Pompizzioni supporta de moins en moins l’atmosphère de l’auberge paternelle, avec ses arrivées et ses départs continuels et les visages toujours changeants de ses hôtes de passage. Aussi fut-ce autant par goût de la spéculation intellectuelle que pour fuir ce milieu si contraire à ses convictions et à ses inclinations que Pompizzioni s’inscrivit à l’université de Padoue, où il intégra le collège de médecine. Il fréquenta peu ses condisciples, qui se moquaient volontiers de son physique qui se faisait de plus en plus disgracieux à mesure qu’il grandissait en âge, et que rebutaient son odeur, mais il se perfectionna en latin et en grec et découvrit avec horreur les théories de Copernic dont on commençait alors à voir circuler sous le manteau des copies manuscrites de son Commentariolus : l’idée que la Terre ne fût pas immobile au centre de l’univers, mais qu’elle tournât perpétuellement autour du soleil lui apparaissait comme étant une monstruosité métaphysique, que son œuvre ultérieur s’emploierait à réfuter.

L’étudiant appréciait en revanche les cours d’anatomie qui se pratiquaient dans un amphithéâtre aménagé à cet effet, parce qu’il trouvait réconfortante la fréquentation des cadavres, qui sont des êtres inanimés. Mais il scandalisa ses maitres en leur demandant s’il ne serait pas possible de disséquer un jour le cadavre d’une femme parce que, expliqua-t-il, la beauté de son corps le rend beaucoup plus agréable à contempler que celui d’un homme, et que la connaissance de son intérieur permettrait donc peut-être de s’approcher un plus près du sublime dessein du Créateur dont en lecteur attentif de Pic de la Mirandole il estimait qu’il se pouvait découvrir au cœur même de la Création.

Son exclusion de l’Université fut d’autant plus injuste qu’il n’y avait nulle trace de concupiscence dans la curiosité qu’il exprimait avec tant de candeur. Mais son embonpoint (la gourmandise fut le péché auquel il sacrifia le plus constamment au cours de sa vie, et il ne serait que sur le tard rejoint par l’orgueil), son regard bovin et sa face porcine le faisaient ressembler à un capucin, et il fut regardé comme un pervers.

Pompozzioni se trouva alors face à un dilemme : d’un côté son aversion pour le mouvement qui le poussait à rester à Padoue, de l’autre sa faim de savoir qui l’encourageait à se rendre à Ferrare pour y poursuivre ses études et recherches. Après quelques semaines de tergiversations, comme on arrivait au mois de juin et que des pèlerins de toute l’Italie se pressaient à Padoue pour honorer la mémoire de Saint Antoine, emplissant l’auberge paternelle de clients portés autant sur le vin de Toscane que sur la dévotion et donc doublement enclins à chanter à toute heure du jour et de la nuit avec davantage d’enthousiasme que de talent, l’empêchant de se concentrer sur l’aride commentaire par Marsile Ficin du Banquet de Platon, il se décida à partir.

C’est en chemin qu’il rencontra un jeune Helvète truculent qui comme lui se rendait à Ferrare pour parfaire ses connaissances médicales, Philippe Théophraste Bombastus von Hohenheim, plus connu aujourd’hui sous le pseudonyme par lequel il signa ses ouvrages : Paracelse. Ce dernier, lorsqu’il vit pour la première fois Pompizzioni, pensa tout d’abord que ce devait être un simple d’esprit et il entreprit de se moquer de lui en le saluant en allemand. Il eut alors la surprise de s’entendre répondre dans cette même langue. Les deux jeunes gens entamèrent la conversation, tantôt en allemand, tantôt en latin, et découvrirent que l’un comme l’autre se rendaient au même endroit pour les mêmes raisons, avaient eu des relations conflictuelles avec les autorités universitaires, étaient orphelins de mère. Bombastus serra Pompizzioni dans ses bras. Une amitié était née.

Les deux années suivantes furent sans doute les plus heureuses de la vie du médecin padouan, du moins de ce que nous en connaissons. Il partageait avec son nouveau compagnon que ne semblait pas gêner son hygiène rudimentaire, une modeste chambre dans une pension de la Via delle Volte et disputait avec lui des nuits entières sur les vertus des simples, la portée symbolique du mythe de l’androgyne platonicien, ou les causes de la syphilis. Ils se querellaient parfois, sur l’épineuse question de l’origine des maladies notamment, Pompizzioni estimant avec la tradition qu’elle était intérieure, causée par un dérèglement des humeurs qui faisait perdre à l’organisme sa stabilité, autrement dit sa santé, quand Bombastus soutenait que des facteurs externes intervenaient, appuyant sa thèse sur l’influence bien connue qu’exerce la lune sur les menstrues.

Pompizzioni faisait part à son colocataire de l’avancée de ses cogitations astronomiques : la Terre était bien sphérique, comme l’avaient enseigné Eratosthène et Ptolémée, et elle était immobile au milieu de l’univers, contrairement aux élucubrations de cet hérétique polonais de Copernic. Bombastus de son côté l’initiait aux théories alchimiques, lui dévoilant le sens secret des écrits hermétiques, sans la connaissance desquels on ne pouvait se prétendre médecin. Mais ce qu’en retint surtout Pompizzioni, ce fut l’adage spagyrique selon lequel « ce qui est parfait est figé » que Bombastus cita un soir et dont les mots résonnèrent puissamment dans l’esprit de son compagnon.

En bons étudiants qu’ils étaient, ils ne suivaient les cours que de loin en loin et fréquentaient en revanche abondamment les tavernes : Pompizzioni, dont l’appétit ne faisait que croître, y mangeait sa part et la moitié de celle de son ami qu’il laissait en retour vider les cruches de vin. Comme ils payaient (le père de Pompizzioni lui envoyait régulièrement de l’argent), ils étaient respectés des commerçants et la jovialité de Bombastus associée à la laideur comique de son camarade (à côté duquel, malgré un physique particulièrement ingrat, il passait presque pour beau) en faisaient des convives d’autant plus appréciés qu’ils ne cherchaient jamais querelle à personne pour des affaires de femmes, le tempérament de Pompizzioni ne l’inclinant guère vers la recherche de plaisirs que son apparence aurait de toute façon rendu difficiles à satisfaire, et Bombastus en ayant été privé par la blessure vicieuse que lui avait infligé un militaire pour son insolence alors qu’il n’était encore qu’un enfant.

Mais toutes les choses ont une fin (ce qui est la marque de leur imperfection, écrirait plus tard Pompizzioni) et un jour Bombastus quitta précipitamment Ferrare, après avoir brûlé sur le parvis de la faculté de médecine, afin de montrer le peu de cas qu’il faisait de la tradition antique, le manuscrit byzantin du De Ossibus de Galien qu’il venait d’emprunter à la bibliothèque universitaire. Il serra une dernière fois dans ses bras un Pompizzioni en larmes, lui jura amitié éternelle puis, obéissant à ce tempérament, si radicalement opposé à celui de son camarade, qui toute sa vie le conduirait sur les routes, il partit sans attendre que les autorités de la ville ne vinssent lui demander comment il comptait rembourser l’ouvrage qu’il avait détruit.

Pompizzioni vécut très mal cette séparation, et passa les mois suivants à promener tristement sa peine dans les rues de Ferrare. Il n’avait le goût à rien, oubliait même parfois de manger, ne se lavait plus du tout, ce qui lui attirait d’aigres remarques de la part de ses voisins quand pour tromper son ennui il allait assister à une dissection dans l’amphithéâtre d’anatomie, ou qu’il se rendaient aux offices religieux de la cathédrale Saint-Georges.

C’est là que Pompizzioni connut sa troisième et dernière révélation, devant le ventre arrondi de la Madonna del Parto (« Madone de l’Enfantement ») d’Antonio Veneziano temporairement exposé dans l’une des chapelles de la cathédrale : si la servante autrichienne de l’auberge familiale lui avait dévoilé les beautés de l’apprentissage intellectuel (confusément associé au moelleux confort d’une chair pleine et replète), si l’adage alchimique que lui avait appris Bombastus l’avait aidé à fixer dans son esprit le rapport intime qui existe entre la perfection et l’immobilité, il eut face au tableau de Veneziano l’illumination de la beauté du cercle dont lui avait déjà donné l’intuition ses recherches sur l’androgyne platonicien (qui comme on sait a l’apparence d’une grosse boule) et ses études astrologico-astronomiques. Au sortir de l’église, il retourna dans sa pension de la Via delle Volte, empaqueta ses affaires, et rentra à Padoue.

(Lire ici la suite de la vie exemplaire d’Ippolito Pompizzioni)

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